Le chagrin Allain Leprest Connais-tu l'herbe amère, le liseron, la plante Toute noire et très belle enroulée dans la gorge? Ô que quelqu'un la dise, ô que quelqu'un la chante Seulement sur le bruit d'un cœur et d'une horloge Et le train de Dunkerque au loin sur son refrain Le chagrin Cet animal familier, ce chien que tu traînes Dans les couloirs et les vieux escaliers du corps Il est un peu méchant, pas très beau mais tu l'aimes Il tire vers les ponts, le soir, quand tu le sors Et tu as beau être son maître, tu le crains Le chagrin Son couteau à douleur et sa gouge artisane A sculpter des oiseaux de bois sur les potences Des épines aux lilas, des pétales aux larmes Et tout le désespoir qu'il faut à l'espérance C'est le meilleur de toi qui brille dans l'écrin Du chagrin Un jour il t'offrira son collier de morsures Un jour, demain, ta main prendra dans la corbeille Emplie de raisins ronds une grappe un peu sûre Il a de belles vignes, il soigne bien ses treilles Il a le temps pour lui, il presse grain par grain Le chagrin Laisse-le libérer ses sources sous tes cils Son fleuve qui n'a que tes paupières pour grèves Cet océan profond sans bateau et sans île Qui met son grain de sel sur les phrases des lèvres Tu peux lâcher la corde, il a le pied marin, Le chagrin A se sentir lavé, presque beau, transparent Aux bras des vieux matins édentés de la ville A appeler encore son règne de tyran Ses carrefours muets, ses grands théâtres vides Le vent chargé de clous, de soleils souterrains Du chagrin Ami, pardon, c'est à ton rire que j'accroche Son manteau qui me tient bien froid quand il fait froid Une enveloppe bleue déchirée dans la poche Éteignez en sortant, et ne me plaignez pas, Plaignez plutôt celui que n'a jamais étreint Le chagrin Le chagrin