Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes
L'univers est égal à son vaste appétit
Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes
Aux yeux du souvenir que le monde est petit
Un matin, nous partons le cerveau plein de flamme
Le cœur gros de rancune et de désirs amers
Et nous allons, suivant le rythme de la lame
Berçant notre infini sur le fini des mers
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme
La Circé tyrannique aux dangereux parfums
Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumière et de cieux embrasés
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent
Effacent lentement la marque des baisers
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent
Et sans savoir pourquoi, disent toujours "Allons"
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon
De vastes voluptés, changeantes, inconnues
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom
Nous imitons, horreur, la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds, même dans nos sommeils
La curiosité nous tourmente et nous roule
Comme un ange cruel qui fouette des soleils
Singulière fortune où le but se déplace
Et n'étant nulle part, peut-être n'importe où
Où l'homme, dont jamais l'espérance n'est lasse
Pour trouver le repos court toujours comme un fou
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie
Une voix retentit sur le pont "ouvre l'œil"
Une voix de la hune, ardente et folle, crie
"Amour, gloire, bonheur" enfer, c'est un écueil
Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le destin
L'imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue
Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis
Illumine un taudis
Étonnants voyageurs, quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons
Dites, qu'avez-vous vu? Nous avons vu des astres
Et des flots, nous avons vu des sables aussi
Et malgré bien des chocs et d'imprévus désastres
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici
La gloire du soleil sur la mer violette
La gloire des cités dans le soleil couchant
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant
Les plus riches cités, les plus grands paysages
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages
Et toujours le désir nous rendait soucieux
La jouissance ajoute au désir de la force
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais
Cependant que grossit et durcit ton écorce
Tes branches veulent voir le soleil de plus près
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès? Pourtant nous avons avec soin
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin
Nous avons salué des idoles à trompe
Des trônes constellés de joyaux lumineux
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints
Et des jongleurs savants que le serpent caresse
Et puis, et puis encore? Ô cerveaux enfantins
Pour ne pas oublier la chose capitale
Nous avons vu partout et sans l'avoir cherché
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote
La fête qu'assaisonne et parfume le sang
Le poison du pouvoir énervant le despote
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant
Plusieurs religions semblables à la nôtre
Toutes escaladant le ciel, la sainteté
Comme en un lit de plume un délicat se vautre
Dans les clous et le crin cherchant la volupté
L'humanité bavarde, ivre de son génie
Et folle maintenant comme elle était jadis
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie
"Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis"
Et les moins sots, hardis amants de la démence
Fuyant le grand troupeau parqué par le destin
Et se réfugiant dans l'opium immense
Tel est du globe entier l'éternel bulletin
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage
Le monde est monotone et petit aujourd'hui
Hier, demain, toujours nous fait voir notre image
Une Oasis d'horreur dans un désert d'ennui
Faut-il partir? Rester? Si tu veux rester, reste
Pars, s'il le faut, l'un court et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste
Le temps, il est, hélas, des coureurs sans répit
Comme les Juifs errants et comme les Apôtres
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau
Pour fuir ce rétiaire infâme, il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leurs berceau
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine
Nous pourrons espérer et crier "En avant"
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent
Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres
Avec le cœur joyeux d'un jeune passager
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres
Qui chantent "Par ici, vous qui voulez manger
Le lotus parfumé, c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin"
À l'accent familier nous devinons le spectre
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous
"Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre"
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre
Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons
Perçons nous ton poison pour qu'il nous réconforte
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau
Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu'importe?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre
Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons
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